mardi 29 mars 2016

Du Nouveau Au Japon

"Et jusqu'au Japon !". Bien des auteurs retraçant les aventures planétaires de la race percheronne ont conclu avec ces mots ou avec des mots approchants la longue énumération des pays qui, depuis deux siècles, ont ouvert leurs portes à la race née dans le Perche.
"Et jusqu'au Japon !". Y a-t-il une plus belle preuve de l'universalité du cheval percheron que cette implantation déjà ancienne sur une terre aussi lointaine, au cœur d'un univers culturel si différent du nôtre ?

De ces chevaux partis parfois par milliers travailler les terres agricoles sur différents continents, l'histoire a le plus souvent retenu le nom des pionniers, ceux qui ont ouvert la voie. Dans le cas du Japon, le premier percheron à avoir posé ses sabots sur cette terre extrême-orientale a été statufié, reconnaissance ultime de l'histoire. Iréné, mâle percheron importé de France en 1913, accueille à jamais les visiteurs à l'entrée de l'hippodrome de Obihiro sur l'île de Hokkaido. Iréné, arrivé le 23 novembre 1913 au Japon, était né le 24 mars 1908 chez m. Marchand à Almenèches dans l'Orne. En 18 ans de carrière de reproducteur, Iréné a eu 1074 poulains dont 597 mâles.

Photo ancienne de la statue d'Iréné (Musée de l'hippodrome de Obihiro).

Alors, Iréné premier percheron au Japon ? Pas si sûr. La grande histoire pourrait bien être prise en défaut. Quelques textes oubliés semblent bien apporter la preuve que la rencontre entre le Japon et le cheval percheron date non pas du début du 20ème siècle mais plutôt de la fin des années 1880.

En 1886, la foire d'État de l'Illinois, prévue du 6 au 11 septembre à Chicago, est annoncée comme "le plus grand rassemblement de chevaux de trait que le monde ait jamais connu". À eux seuls, les 350 percherons vont occuper une succession de stalles de près de 220 mètres de long. Cette démonstration de force de la race percheronne sera sanctionnée par trois juges internationaux, le vicomte de la Motte-Rouge, inspecteur général des Haras du gouvernement français, le professeur Andrew Smith, président du Collège vétérinaire de Toronto et le docteur Loring, commissaire à l'agriculture.
De retour en France, Edmond de Grancey, délégué de la Société hippique percheronne de Nogent-le-Rotrou à cet événement, a raconté lors d'un banquet en présence des principaux notables de la région de Nogent et des éleveurs percherons son étonnement à son arrivée sur le site de l'exposition consacrée au cheval percheron. "Après avoir franchi l'entrée du concours, je me suis trouvé en face du château Saint-Jean... en bottes de foin". La ville de Nogent-le-Rotrou fêtée à Chicago !

Le château Saint-Jean et l'écurie percheronne à la foire internationale de Chicago en 1886 (Breeder's Gazette).

Dans les semaines qui précèdent cette grande foire annuelle, la presse agricole et la presse de l'État de l'Illinois consacrent de nombreux sujets à la race percheronne. Parmi ces journaux, le Breeder's Gazette bien sûr. "La race percheronne suscite un grand intérêt de par le monde. Les gouvernements de nombreux pays européens comme la Russie, l'Allemagne, l'Italie et l'Égypte achètent des percherons de race pure pour améliorer leurs races locales [...]. Un grand nombre aussi ont été envoyés en Grande-Bretagne et l'Amérique du Sud en importe en grandes quantités. Un des temps forts de cette foire sera la présentation des percherons élevés aux États-Unis qui vont être envoyés au Japon et qui devraient être vus et inspectés à l'occasion de cette foire par l'ambassade du Japon avant d'être acheminés par bateau". Des percherons pour le Japon ! Combien ? "Élevés aux États-Unis". Cela veut-il dire des percherons nés dans ce pays ?

T. W. Palmer, président de l'Association percheronne américaine (Breeder's Gazette).

En cette année 1887, Mark W. Dunham est arrivé tôt dans le Perche. En avril. Pour effectuer ses achats, il a prévu de rester au moins quatre semaines à parcourir les élevages percherons. Malheureusement, il ne pourra pas rester en terre percheronne jusqu'à la fin juin pour participer au 3ème concours de la Société hippique percheronne qui aura lieu du 30 juin au 3 juillet et qui se tiendra pour la première fois à Mortagne-au-Perche.
Il a fallu que la Société hippique de Mortagne en vienne à menacer de constituer une Société hippique percheronne concurrente à Mortagne pour que celle de Nogent créée en 1883 consente à organiser son 3ème concours ailleurs qu'à Nogent. On est finalement parvenu à un accord et les concours désormais annuels se tiendront à tour de rôle à Nogent, Mortagne et la Ferté-Bernard.

Alors que Mark W. Dunham s'apprête à rejoindre le Havre dans les jours suivants  pour s'embarquer à destination des États-Unis, la Société hippique percheronne organise à Nogent-le-Rotrou un grand banquet en son seul honneur. Tous les notables locaux sont bien évidemment présents, le sous-préfet Daubian Delisle (qui vient de publier un ouvrage sur la race percheronne), le maire de Nogent, m. Gouverneur, Edmond de Grancey, de retour de Chicago et encore tout étonné de son château Saint-jean en bottes de foin, et tous les éleveurs de chevaux percherons de la région. Côté américain, sont présents le sénateur du Michigan Palmer, président de l'Association percheronne américaine, Samuel D. Thompson, secrétaire de cette même Association, et Leonard Johnson, éleveur et acheteur pour Dunham. Le banquet de 120 couverts se déroule à l'hôtel du Dauphin et le repas a été préparé par m. Carbonnier.

L'hôtel du Dauphin et son personnel (au centre) et quelques vues nogentaises prises par les journalistes du Breeder's Gazette.

Les discours se succèdent. Le sous-préfet Daubian, le président de la SHP Fardouet, le secrétaire de la SHP Boullay-Chaumard, le maire de Nogent Gouverneur, le président de la Société percheronne américaine Palmer. Tous évoquent en termes élogieux la personnalité et le rôle déterminant joué par Mark W. Dunham dans la création de la SHP et du stud-book percheron.
Celui que l'on vient de qualifier de "bienfaiteur du Perche", de "père du Perche", que l'on dit être "l'âme de notre Société", "le promoteur du stud-book", et "l'ami de tous", prend la parole en dernier. Ses propos, comme toujours traduits par son fidèle interprète Louis Leroux. L'éleveur de Wayne en Illinois, qui est venu pour la première fois dans le Perche en 1872, souligne s'il en était encore besoin la chance qu'a le Perche de produire dans ses herbages un cheval de trait de réputation mondiale. "... Il n'y a pas jusqu'à ce pays de l'autre côté de l'hémisphère, je veux parler du Japon, qui n'ait reconnu la valeur de votre race, et les Japonais sont venus en Amérique s'approvisionner chez moi".
Tiens donc... Les percherons "japonais" de la foire de l'Illinois en septembre 1886 venaient donc de l'élevage Oaklawn Farm de Mark W. Dunham.

Le sous-préfet Daubian Delisle (Stud-book percheron).

S'il fallait chercher une confirmation de cet envoi de chevaux percherons au Japon dès 1886, on la trouverait en 1891 dans un article du Breeder's Gazette retraçant la descendance de l'étalon phare de l'élevage d'Oaklawn Farm, Brilliant 755 (1271), un percheron issu de la Chenellière, la ferme d'Ernest Perriot à Nogent-le-Rotrou. En parlant des fils et des petits-fils de Brilliant, le journaliste précise que "d'autres petits-fils de Brilliant ont traversé l'Océan Pacifique après avoir traversé l'Atlantique, passant par San Francisco, pour aller infuser le sang généreux et cette bonne nature ouverte et franche du percheron dans les haras du Japon. C"était m. Dunham qui faisait cet envoi".
Tiens donc... "... ont traversé l'Océan Pacifique après avoir traversé l'Atlantique..." Cela pourrait signifier que parmi ces chevaux envoyés par Mark W. Dunham au Japon, il y avait sans doute des percherons nés dans le Perche.
Qu'Iréné se rassure, il ne viendrait à personne l'idée de le déboulonner de son piédestal. Et il restera à jamais le premier percheron envoyé au Japon... par le gouvernement français.

1 commentaire:

Brigitte Guillaume a dit…

Très beau clin d'œil à l'histoire...