L'histoire, planétaire, du cheval percheron ressemble à une gigantesque pelote de laine composée d'une multitude de fils totalement entremêlés. Raconter l'histoire percheronne, c'est tenter de démêler tous ces fils. Puis, en les suivant un à un, tenter de les faire parler.
Amusons-nous à remonter l'un de ces fils percherons. Tiens, au hasard, le fil du Dragon.
L'étalon Dragon 52155 (63516) issu de l'élevage Charles Aveline, la Touche, Nogent-le-Rotrou. Source : A History of the Percheron Horse, Alvin H. Sanders, 1917.
Fils de l'étalon Cronstadt et de la jument Résida, Dragon a vu le jour en 1904 et a été élevé par Charles Aveline à la ferme de la Touche à Nogent-le-Rotrou. Cette année 1904 a été importante pour Charles Aveline qui, au cours de l'été, assiste à la grande Exposition universelle de Saint-Louis dans le Missouri. Assiste, ou plutôt participe puisque celui qui est l'un des étalonniers les plus importants de l'époque est amené, au moment du concours percheron, à suppléer le Pr John A. Craig, le juge américain défaillant.
Les grands concours et les grandes expositions internationales sur le territoire américain ne sont pas sans conséquences positives sur le commerce percheron, comme en témoigne l'hebdomadaire Le Nogentais. "L'autre semaine, M. Hartmann, l'acheteur américain bien connu, faisait livrer à Condé-sur-Huisne, pour être embarqués à Anvers, des chevaux percherons appelés à figurer à l'Exposition de Saint-Louis. Ces étalons proviennent des écuries de MM. Aveline de la Touche, Jules Chouanard de la Roussetière, Paul Hamelin de Méhéry, Desjouis, Chapelle d'Origny-le-Roux et Gosselin". À partir des années 1900, avec le développement des exportations de traits belges vers le continent américain, il arrivait que des percherons fassent le voyage jusqu'à Anvers et non plus jusqu'au Havre comme auparavant, pour compléter les bateaux en partance du port belge à destination de New York.
Quelques semaines plus tard, Le Nogentais parle à nouveau de l'Exposition de Saint-Louis. "M. McLaughlin, l'éleveur américain si populaire dans toute notre contrée, qui exposait à Saint-Louis les meilleurs produits du Perche, vient d'envoyer à M. Raoul Boullay [secrétaire de la Société hippique percheronne] la dépêche suivante : Gagne tous premiers prix percherons et demi-sang. Aveline bien ici".
Charles Aveline, qui devient président de la Société hippique percheronne à la fin de l'année 1904. Coll. privée.
Reprenons le fil du Dragon.
Poulain prometteur, Dragon attire l'attention du principal acheteur américain de chevaux percherons au début des années 1900, James B. McLaughlin. Dans la première décennie du 20ème siècle, James B. McLaughlin est au cheval percheron ce que Mark W. Dunham a été pour la race chevaline du Perche dans la décennie 1880-1890. Passant au moins six mois par an en France dont une grande partie dans le Perche, James B. McLaughlin parcourt les élevages percherons et participe pleinement à la vie percheronne. "Un concours à Paris ou à Nogent sans la présence de McLaughlin serait comme une représentation de Hamlet sans le personnage principal", déclare Edmond Perriot, autre grand éleveur de percherons, dans le Breeder's Gazette américain.
James B. McLaughlin, de Columbus, Ohio. Source : A History of the Percheron Horse, Alvin H. Sanders, 1917.
L'arrivée de James B. McLaughlin à Nogent-le-Rotrou ne passe pas inaperçue. "Depuis bientôt quinze jours, M. McLaughlin, l'éleveur américain bien connu, est dans notre ville ; il est descendu à l'hôtel du Dauphin. Tous les jours, il se rend chez nos éleveurs visitant nos meilleurs reproducteurs. Il doit faire l'acquisition d'une trentaine d'étalons, lesquels doivent être d'origine et inscrits au stud-book percheron", annonce le journal nogentais Le Républicain du 23 avril 1899. Comme Mark W. Dunham et William L. Ellwood une vingtaine d'années auparavant, James B. McLaughlin participe, quand il est dans le Perche, aux principales réunions de la SHP de Nogent-le-Rotrou, qu'il s'agisse d'une Assemblée générale ou d'une réunion de bureau.
Ainsi, en fin d'année 1904 a lieu une réunion pour procéder au "renouvellement de tous les membres du Comité de la Société hippique percheronne" à l'Hôtel de Ville de Nogent-le-Rotrou. "Les votants étaient au nombre d'un peu plus d'un millier. La plupart avaient voté par correspondance. Le dépouillement ne s'est terminé que vers 2 heures du matin. Entre temps, à 4 heures, avait lieu l'Assemblée générale annuelle de la Société à laquelle assistaient de nombreux éleveurs de la contrée". Une réunion qui s'est terminée de l'autre côté de la rue, à l'hôtel du Dauphin. "Après le scrutin, M. McLaughlin, l'importateur américain si répandu dans le monde de l'élevage percheron, réunissait au Dauphin les nouveaux élus encore présents, qui furent fort bien traités, nous n'avons pas lieu d'en douter. Le champagne coula en l'honneur des percherons et de leurs élèves", a-t-on pu lire quelques jours tard dans le Nogentais.
Encart publicitaire McLaughlin dans le Percheron Review. Coll. Percheron Horse Association of America.
Si dans le Perche, le nom McLaughlin a un visage, celui de James, de l'autre côté de l'Atlantique le nom McLaughlin évoque une grande entreprise d'importations de chevaux de trait et de demi-sang dirigée par quatre frères ; deux, James et John, basés à Columbus en Ohio, siège de l'entreprise ; un, William, à Kansas City dans le Missouri ; et un quatrième à Saint-Paul dans le Minnesota.
"Les McLaughlin n'ont jamais été des éleveurs et n'importaient des juments que sur commande. Ils étaient spécifiquement vendeurs d'étalons et possédaient un réseau d'écuries destinées à la vente disséminées à travers le pays. William McLaughlin était en charge de l'écurie de Kansas City", écrit James M. Barnhardt dans un livre intitulé "A History of the Percheron in America", publié en 1998.
Selon Alvin H. Sanders,
"l'entreprise McLaughlin était particulièrement active dans la promotion du cheval percheron". Malheureusement,
"très peu des étalons importés ont été utilisés avec des juments de pure race percheronne [...]
et la plupart des étalons importés par cette firme ont été perdus pour la race".
Reprenons le fil du Dragon.
C'est en 1906, alors que le poulain n'est âgé que de deux ans, que James B. McLaughlin finalise l'achat de Dragon qui, à peine arrivé sur le territoire américain, remporte un 1er prix au concours international de Chicago dans l'Illinois. Peu après ce premier succès en concours, Dragon change de main et devient la propriété de John A. Spoor de Blythwood Farm à Pittsfield dans le Massachusetts.
Dragon 63516, né le 30 mars 1904 chez M. Drouin, la Filochère, Saint-Cyr-la-Rosière, Orne. Par Cronstadt 44916 et Résida 49456. Exporté en 1906 par McLaughlin Bros. Source : Société hippique percheronne de France.
Mais un peu plus tard, Dragon réintègre l'entreprise McLaughlin Brothers qui le présente à nouveau au concours international de Chicago. Ce qui lui vaut encore une 1ère place, mais dans la catégorie des 3-ans. Puis en décembre 1909, Dragon va cracher le feu du côté de la Virginie, au sein de l'élevage du gouverneur H. C. Stuart de Elk Garden où il officie comme reproducteur pendant deux ans. Mais à aucun moment au cours de ses cinq premières années sur le territoire américain Dragon n'est utilisé pour reproduire en race percheronne pure. Et aucun de ses poulains ne sera enregistré dans les livres généalogiques de la race. "Les livres généalogiques", convient-il de dire puisqu'au cours de la décennie 1900-1910, on compte jusqu'à cinq stud-books différents aux États-Unis, dont un, "The Percheron Register" publié dans l'Ohio par les frères McLaughlin. Après des batailles judiciaires homériques qui ont duré plusieurs années, la réunification des stud-books percherons a finalement pu être réalisée.
Elijah B. White, de Selma Farm en Virginie, qui a été président de l'Association percheronne américaine de 1913 à 1926. Source : Portrait Gallery of the Saddle and Sirloin Club.
En avril 1911, Dragon change une fois encore d'élevage. Mais il reste dans l'État de Virginie. C'est le sénateur Elijah B. White, de Selma Farm, qui en fait l'acquisition pour remplacer l'étalon Étudiant qui était à la tête de cet élevage depuis 1909.
Étudiant 59291 à l'élevage Louis Aveline, la Crochetière, Verrières, Orne. Coll. Patrice Biget.
"Étudiant 70802 (59291) était considéré comme l'un des meilleurs en France et avait une grande réputation. Il mesurait 1m75, était massif, bien proportionné, de type trait avec une extraordinaire musculature de la croupe et des hanches. Il faisait cependant l'objet de critiques pour être serré de derrière. C'était un cheval typé, avec beaucoup de qualités, qui pesait 1 tonne. Étudiant avait battu Carnot 66666 (66666) au concours de la Société percheronne à Nogent en 1909", d'après Alvin H. Sanders dans A History of the Percheron Horse, 1917.
Étudiant, 1er prix des chevaux de 4 ans et au-dessus, devant Carnot et Fier-à-Bras, au concours de la Société hippique percheronne, Nogent-le-Rotrou, 1909. Source : Le Nogentais.
"Étudiant devait être présenté la même année à l'exposition internationale de Chicago, quand il a contracté une maladie virale qui s'est développée au niveau des testicules et qui l'a empêché d'être présenté", poursuit Alvin H. Sanders. La carrière de reproducteur d'Étudiant a donc été sérieusement contrariée pendant plusieurs années, et il ne sera à l'origine que de sept poulains percherons pendant son séjour à Selma Farm.
Étudiant 59291, né le 30 avril 1903 chez M. Lunel, le Petit Tertre, Dame-Marie, Orne. Par Cronstadt 44910 et Noisette 14204. Exporté en juillet 1909 par McLaughlin Bros. Source : Société hippique percheronne de France.
Dragon remplace alors, avec succès, Étudiant comme reproducteur principal de l'élevage E. B. White. Dragon n'était pas aussi imposant que son prédécesseur Étudiant mais il mesurait quand même 1m70 et pesait 950 kg.
"C'était un percheron d'un type rare, qui reproduisait d'une manière uniforme", peut-on lire à son propos dans un portrait écrit par Alvin H. Sanders.
Après seulement six années de bons et loyaux services à Selma Farm, Dragon décède en 1917. Sur ses onze années passées sur le territoire américain, Dragon n'a compté de réellement productives que ses six années au service de Elijah B. White.
Juments pure race percheronne à Selma Farm. Source : A History of the Percheron Horse, Alvin H. Sanders, 1917.
Le colonel et sénateur Elijah B. White a été au début des premières années du 20ème siècle l'un des éleveurs les plus réputés aux États-Unis. Il a occupé la présidence de l'Association percheronne américaine de 1913 à 1926. L'élevage percheron de Selma Farm a débuté en 1903. E. B. White a tout d'abord fait l'acquisition de deux juments provenant de Hartmann Stock Farm. L'année suivante, en 1904, à l'exposition internationale de Saint-Louis, White a acheté à J. C. Robinson du Kansas les juments Zaza et Fauvette, classées 1ère et 2ème. Rappelons qu'à ce concours, l'un des deux juges qui ont remplacé au pied levé le Pr. Craig souffrant, n'était autre que Charles Aveline. Pour monter son élevage, qu'il voulait l'un des meilleurs des États-Unis, Elijah B. White a aussi importé 23 juments de France.
Laet 133886, né en 1916 chez Elijah B. White. Percheron Review 1930, Coll. : Percheron Horse Association of America.
Le plus grand fait d'armes d'Elijah B. White en matière d'élevage percheron est sans conteste d'avoir fait naître celui qui allait devenir le plus prestigieux des étalons percherons nés sur le sol américian, Laet 133886.
Laet. Couverture du programme du National Percheron Show, 1937. Coll. Percheron Horse Association of America.
La naissance de Laet nous replonge d'une manière indirecte dans le parcours américain de Dragon. Alors que de 1911 à 1915, Dragon accomplit avec le plus grand sérieux sa mission de reproducteur pour Selma Farm, l'étalon développe en 1915 une boîterie qui l'empêche d'être utilisé à la monte cette année-là. En urgence, E. B. White part à la recherche d'un étalon remplaçant. Ne trouvant pas d'étalon à la hauteur de ses espérances en Virginie, il se tourne vers l'Ohio et, suivant les conseils d'un ami, fait l'acquisition pour 500 $ de Séducteur 26252, étalon de 15 ans, blanc comme neige. Elisabeth White, fille de Elijah B. White, a livré quelques années plus tard une description de ce Séducteur remplaçant de Dragon.
"Il était plutôt petit, d'une ossature légère, mais c'était un beau cheval avec beaucoup d'allure, un joli port de tête, de petites oreilles et des yeux proéminents".
Au cours de cette année 1915, Séducteur fait de nombreuses rencontres féminines et compte au nombre de ses conquêtes Couceorous. Couceorous 94842 avait remporté en 1913 le titre de Championne jeune à la foire d'État de l'Iowa et fut même déclarée Grande championne à cette occasion. Elijah B. White n'hésite pas à mettre 2000 $ sur la table, un prix très élevé pour l'époque, pour devenir propriétaire de Couceorous. De la rencontre entre Couceorous et Séducteur, naît Laet, le 11 mai 1916. Elisabeth White se souvient d'un poulain lourd, maladroit, trop développé pour son âge. Rien qui ne soit de bon augure pour le propriétaire de Selma Farm. Aussi, après quelque temps, ne voyant pas d'amélioration, E. B. White se décide à se séparer du poulain qui devient la propriété d'une ferme voisine du nom de Shroy & Company.
Un jour, par hasard, Elijah B. White aperçoit Laet, âgé de plus de deux ans, qui a déjà entamé sa carrière de reproducteur. L'éleveur réalise alors tout le potentiel du cheval qui est devenu un magnifique étalon. E. B. White n'hésite pas et rachète Laet à M. Shroy.
Plaque en l'honneur de Laet, à l'entrée de la Percheron Horse Association of America, Fredericktown, Ohio.
Ainsi commence le parcours de Laet, une des plus grandes légendes de l'histoire percheronne américaine.
Mais ça, c'est une autre histoire ; un autre de ces milliers de fils de laine qui composent la gigantesque pelote que nous nous faisons un plaisir de démêler petit à petit.